L’ivresse des promesses
La frénésie est vertigineuse: la fièvre de l’IA a saisi aussi bien les grands que les moins grands de ce monde. L’IA est perçue tour à tour comme le monstre de demain, le sauveur de l’économie et la solution à tous nos maux en tant qu’êtres humains. Il suffirait, croit-on, de la développer et de laisser les machines travailler, tandis que nous jouirions d’un Elysium platonicien où nous lirions la poésie et la philosophie en toute légèreté, jouerions aux échecs et savourerions les plaisirs de la vie, sans souci du travail ni de la production. L’IA ferait tout pour nous.
Certes, c’est une exagération. Mais le rêve est bien là: pas toujours formulé aussi crûment, mais présent, perceptible. On le sent, on le voit: la fièvre a dépassé toutes les limites.
Une démesure économique
The Economist parle d’une estimation de 3.000 milliards de dollars investis dans l’IA d’ici 2028 (“The $3trn bet on AI”, 13 septembre 2025). Le chiffre n’est pas seulement colossal: il est proprement extravagant. Il équivaut à un peu plus que le PIB nominal de l’Afrique tout entière. Rien que ça!
Mais l’intelligence artificielle généralisée, sur laquelle reposent ces investissements, n’est pas pour demain. La réalité économique et politique des différents pays finira par rattraper l’euphorie. Et lorsque la réalité rattrape les fièvres des marchés de capitaux, les descentes aux enfers ne sont jamais à exclure.
Le même journal britannique évoque un investissement de 400 milliards de dollars en 2025 par les seules grandes entreprises américaines. Si cette course effrénée se poursuit, les 3.000 milliards seront vite dépassés. Les pays du Nord comme du Sud ouvrent des centres de données ici et là, comme des champignons, sans se soucier de leur utilité réelle, dans un monde qui pourrait bientôt compter plus de centres que de besoins en stockage et traitement de données. Des centres énergivores, coûteux, parfois superflus. Les gouvernements, eux, sont prêts à subventionner l’électricité pour attirer ces investisseurs et distribuent des incitations à tort et à travers afin de séduire les nouveaux prophètes de l’IA.
Les leçons de l’histoire
Le boom ferroviaire des années 1860 en Angleterre, le krach des dotcom en 2000 ou encore la crise des subprimes en 2008 racontent la même histoire: la même fièvre, le même aveuglement, les mêmes certitudes, les mêmes erreurs, les mêmes rêves. À ceci près qu’aujourd’hui, la certitude est devenue presque sacrée: l’IA transformera la productivité, l’économie, les modèles d’affaires et jusqu’à l’ordre mondial. L’IA est présentée comme la réponse à tous les maux de notre modèle économique imparfait — trop imparfait.
Les limites technologiques et scientifiques
Mais bien que l’IA fasse des avancées colossales, sa généralisation n’est pas pour demain. Malgré les progrès rapides, les obstacles scientifiques et technologiques demeurent, et ils ne sont pas des moindres. L’alignement de l’IA est un problème d’ordre technologique, éthique et politique. La question est de savoir si elle sera cohérente avec ce que nous voulons qu’elle fasse. C’est un pari colossal qui n’est pas gagné d’avance. Des chercheurs comme Stuart Russell, Nick Bostrom ou Yoshua Bengio insistent: l’alignement est le défi existentiel de l’IA.
Une voracité énergétique inquiétante
L’IA est aussi un grand consommateur d’énergie: les centres de données pourraient doubler leur consommation d’ici 2030. Les multiples processeurs tournent sans arrêt et sont énergivores; en plus, des milliards de litres d’eau sont nécessaires pour les besoins de refroidissement. La pression sur les ressources sera catastrophique. Une IA verte reste un slogan difficile à réaliser dans l’immédiat.
Le maillon fragile des puces
La promesse de l’IA repose sur un maillon fragile: les puces. Les modèles géants ont besoin de processeurs spécialisés, fournis à plus de 80% par NVIDIA, une entreprise américaine dont certaines puces se vendent jusqu’à 40.000 dollars pièce. Entraîner un modèle comme GPT demande des dizaines de milliers de ces puces: seuls les géants de la tech et quelques États peuvent suivre. Le problème: NVIDIA en conçoit et en vend la grande majorité, mais n’en fabrique pas. La production est concentrée à Taïwan (TSMC) et en Corée du Sud (Samsung), exposant le secteur aux tensions géopolitiques. Les États-Unis restent donc vulnérables, malgré la domination de NVIDIA. À cela s’ajoute une autre limite: on arrive au bout de ce que le silicium peut offrir (la miniaturisation a atteint ses limites), et les technologies de remplacement (optique, quantique, neuromorphique) ne sont pas encore prêtes. Résultat: des coûts exorbitants, des blocages dans l’approvisionnement et le risque d’infrastructures inutilisées si l’IA généralisée tarde à se concrétiser.
Un modèle économique intenable
Le modèle économique actuel de l’IA est insoutenable. Des sommes colossales sont investies, tandis que les usages disponibles sont proposés à des prix trop bas. Le retour sur investissement ne sera au rendez-vous que si l’IA se généralise dans des domaines clés: santé, éducation, industrie, transports, gestion urbaine et, plus largement, dans l’économie tout entière. Cette généralisation arrivera sans doute un jour, mais pas immédiatement.
Les modèles de langage utilisés par l’IA sont encore loin d’être parfaits: ils hallucinent parfois (en produisant des réponses fausses), consomment énormément d’énergie et ne sont pas toujours pratiques malgré leur puissance.
Pour toutes ces raisons, l’enthousiasme boursier actuel repose sur des gains anticipés qui ne se concrétiseront qu’après une phase d’ajustements… dans laquelle beaucoup laisseront des plumes.
Le krach inévitable et ses vagues
C’est pourquoi je crois que le krach de l’IA est inévitable. L’engouement pour l’investissement dans l’IA atteindra sa saturation bien avant 2028. Les limites évoquées plus haut, ajoutées aux considérations géopolitiques, pèseront lourdement sur le scénario optimiste d’une adoption généralisée, sans heurts ni dégâts.
Mais ce krach se fera par étapes. Ceux qui financent leurs investissements par la dette souffriront les premiers (Meta, par exemple, mentionné dans The Economist). Ensuite viendront ceux qui ont consenti des sommes colossales sans retour sur investissement, pressés par des actionnaires qui, aujourd’hui, se frottent les mains mais regretteront bientôt leur euphorie. Enfin, même les géants disposant de liquidités finiront par revoir leurs ambitions à la baisse. Ils formeront la troisième vague.
Une fois que les petites et moyennes entreprises paniqueront, le krach prendra toute son ampleur. Sera-t-il aussi séismique que celui de 2008 ou de 2002? Difficile à dire. Le marché est aujourd’hui plus robuste.
Comme le note The Economist: «Plus la vague d’investissements s’étend, plus les structures de financement pourraient devenir risquées, et plus les entreprises endettées pourraient être entraînées.»
Autrement dit, plus l’engouement s’intensifie, plus les outils de financement deviennent complexes, donc risqués, et plus les entreprises endettées se retrouvent piégées dans une logique de coût irrécupérable (sunk cost). La descente ne tardera pas.
Une correction nécessaire
Mais ce qui caractérisera ce krach, c’est qu’il sera à la fois inévitable et nécessaire. Après lui, l’IA se généralisera progressivement, de manière plus réaliste et moins spéculative. Les infrastructures surinvesties finiront par fonctionner, mais dans un horizon plus long et avec des ambitions plus mesurées. La douleur financière sera le prix de cet apprentissage collectif.
Conclusion: un krach pour mieux renaître
La généralisation de l’IA ne se fera pas selon les folies des annonces grandiloquentes, mais par un processus laborieux et pragmatique. La bulle actuelle nous ramènera sur terre, nous obligeant à regarder la réalité en face.
Dans le monde du capital, les chutes sont souvent nécessaires pour permettre de nouveaux départs plus sains. L’histoire économique du capitalisme est jalonnée de krachs, de corrections et de reconstructions. L’IA n’échappera pas à cette logique historique.